Les contentieux maritimes devant le tribunal de commerce d’Abidjan: le cas de la saisie conservatoire de navire

Par Ange Katy TIABOUA

Juriste, spécialiste en droit des affaires et en droit maritime

Sous la direction de Riman VAN

Doctorant, juriste conseil en droit international et comparé,

Chargé d’enseignement à l’université Jean Moulin-Lyon 3

Résumé

La saisie conservatoire de navire est une procédure juridique essentielle pour protéger les intérêts des créanciers maritimes. Elle permet à toute personne détentrice d’une créance maritime de saisir le tribunal de commerce d’Abidjan, afin d’obtenir des garanties de payement.

Cependant, afin d’assurer un équilibre entre les droits des créanciers, les droits des tiers, et la protection des propriétaires de navires, la procédure est strictement encadrée par plusieurs mécanismes. Une bonne compréhension de ces mécanismes est fondamentale pour les professionnels du droit, les praticiens du droit maritime et les commerçants en République de Côte d’Ivoire, afin de naviguer efficacement dans un domaine aussi complexe que les contentieux maritimes.

Abstract

« Arrest of ships » is an essential legal procedure for protecting the interests of maritime creditors. It enables any person holding a maritime debt to bring an action before the Abidjan Commercial Court to obtain guarantees of repayment.

 However, to ensure a balance between the rights of creditors, the rights of third parties and the protection of shipowners, the procedure is strictly regulated by several mechanisms. A good understanding of these mechanisms is fundamental for legal professionals, maritime law practitioners and merchants in the Republic of Côte d’Ivoire, in order to navigate effectively in an area as complex as maritime litigation.


Introduction
  Les contentieux maritimes jouent un rôle crucial dans le droit commercial en Côte d’Ivoire, en particulier en raison de l’importance du port d’Abidjan, l’un des plus grands ports de la région. C’est dans ce sens que l’apport du tribunal de commerce d’Abidjan[1]  est   substantiel pour le règlement des litiges commerciaux entre les commerçants, les entreprises ou les particuliers. Parmi ces nombreuses Affaires traités par le Tribunal, peut-on noter une part importante consacrée à « la saisie conservatoire de navire ».  

      Ayant pour objet l’immobilisation d’un navire au port, la saisie conservatoire de navire est mise en œuvre par un créancier pour faire pression sur son débiteur, afin que ce dernier s’acquitte de ses dettes ou, du moins, délivre une garantie de remboursements.[2] Par analogie, l’article 246 du code maritime ivoirien  définit  la saisie  conservatoire  comme, « toute immobilisation  ou restriction au départ  d’un navire  en vertu d’une autorisation  judiciaire pour garantir  le recouvrement d’une créance  maritime[3] ». Toutefois, un navire battant pavillon ivoirien ne peut être saisi dans un port ivoirien.[4]

     Ainsi, la saisie conservatoire est un mécanisme juridique essentiel pour protéger les intérêts des créanciers maritimes. Il s’en suit qu’il ne peut y avoir de saisie conservatoire de navire, sans prouver obligatoirement l’existence d’une créance maritime – par créance maritime, on entend toute créance résultant d’une activité maritime.[5] Cette créance peut être liée à divers services ou biens fournis pour un navire, y compris, mais sans s’y limiter[6].

    Le champ d’application très vaste de la saisie conservatoire ne permet pas de traiter tous ses aspects. Dès lors, cet article se limite à l’examen du cadre juridique de la saisie conservatoire de navire devant le tribunal de commerce d’Abidjan, notamment la procédure de la saisie (I) et ses effets juridiques (II). 


I. La procédure de la saisie conservatoire


A. Les conditions de la saisie

      Pour qu’une saisie conservatoire de navire soit ordonnée, certaines conditions strictes doivent être remplies. Ces conditions permettent de s’assurer que la procédure est utilisée de manière appropriée pour protéger les créances légitimes sans abus.

     D’abord, la demande de saisie conservatoire est fondée lorsque le requérant parvient à prouver l’existence d’une créance maritime[7]. A cet effet, l’article 248 du code maritime ivoirien énumère de manière exhaustive les créances considérées comme maritimes. Ce sont entre autres : 

« Les frais de réparation, toute somme due pour les réparations effectuées sur le navire, les salaires des équipages, les sommes dues aux membres de l’équipage pour leurs services rendus à bord du navire, les fournitures nécessaires au fonctionnement du navire, les biens et services fournis pour l’exploitation du navire, comme le carburant, les provisions, et autres fournitures nécessaires à la navigation ; Les dommages causés par le navire, les créances résultant de dommages causés par le navire, que ce soit en collision ou autrement ; Les frais de sauvetage, les sommes dues pour les services de sauvetage rendus au navire ou à sa cargaison ; Et toutes autres obligations liées à l’exploitation du navire [8]».

   Toutefois, il importe de préciser que la qualification de la créance maritime dépend de la nature de la créance. Dans ses travaux sur les garanties des créanciers maritimes, R. Desmarest souligne l’importance de la nature maritime de la créance pour justifier la saisie, précisant à cet effet que cette « qualification est essentielle pour l’application des règles spécifiques à la saisie conservatoire »[9]. Par analogie, le Tribunal du Commerce d’Abidjan était parvenu à la même conclusion dans l’Affaire Comagui SA c. Navire « Atlantic Trader[10]. Le tribunal a confirmé que les créances pour des fournitures de carburant constituaient des créances maritimes justifiant la saisie du navire.
     S’agissant de la deuxième condition, la créance doit être apparente et fondée : le créancier doit démontrer que sa créance est apparente, c’est-à-dire qu’elle semble légitime et repose sur des bases juridiques solides. Il doit fournir des preuves tangibles de l’existence de la créance, comme des factures ou des contrats conformément à l’article 356[11] du code maritime.  C’est ce qu’a indiqué le Tribunal de commerce dans l’Affaire Société Abidjan Marine Services c. Navire « Ocean King[12] . Le tribunal a exigé des preuves documentaires solides avant d’ordonner la saisie – soulignant l’importance de la validité apparente de la créance. G. Ripert[13] aborde dans le même sens, lorsqu’il précise dans ses analyses que, « la preuve de la créance doit être suffisamment convaincante pour justifier une mesure aussi contraignante que la saisie conservatoire[14] ».

      Troisièmement, selon l’article 248[15] du code maritime, il doit avoir un risque de non-recouvrement. Ce qui signifie en d’autres termes que, le créancier doit prouver qu’il existe un risque réel et sérieux que la créance ne soit pas recouvrée si le navire n’est pas saisi. Dans ses travaux sur les mesures conservatoires, J. Huet insiste sur la nécessité de démontrer un risque pour éviter les abus de procédure, et partant, protéger les droits des propriétaires de navires.

Ce risque peut être lié à la solvabilité du débiteur ou à des tentatives de déplacer le navire hors de la juridiction du tribunal. C’est ce qu’a indiqué le Tribunal dans l’Affaire Société de Navigation Ouest Africaine (SONOA)[16] c. Navire « Delta Queen, où le tribunal avait jugé que le risque de voir le navire quitter la juridiction était suffisant pour justifier la saisie conservatoire.[17]

      Enfin, dans une décision du 5 avril 2023[18], le Tribunal de Commerce d’Abidjan a précisé que le créancier doit prouver non seulement l’existence de sa créance, mais aussi un risque de dissipation des actifs par le débiteur. Cette décision a mis en lumière l’importance de démontrer l’urgence et le risque de dissipation des actifs du débiteur, condition essentielle pour la validation de la saisie.

     Toutefois, la créance étant certaine, liquide et exigible, se pose la question de la personne ayant qualité pour demander la saisie conservatoire, et par la même, invite à s’interroger sur l’organe compétent pour connaître ces affaires dont la complexité ne fait aucun doute.


B. La qualité du demandeur et l’organe compétent


1. La qualité du demandeur

     Le « demandeur » ou le « requérant » désigne une personne ou une entité qui introduit une demande ou une réclamation devant une juridiction compétente en matière maritime. Cette requête peut concerner diverses questions relatives aux activités maritimes, telles que des litiges sur les contrats de transport maritime, des créances maritimes, des dommages causés par des navires, des sinistres en mer, et d’autres affaires maritimes.

     Le demandeur doit avoir un intérêt légitime à agir, c’est-à-dire qu’il doit être le créancier ou son représentant légal. Ainsi qu’il ressort de l’article 251[19] du code maritime ivoirien : « toute personne justifiant d ’une créance maritime peut par requête solliciter de la juridiction dans le ressort de laquelle se trouve le navire, l’autorisation de procéder à la saisie conservatoire du navire ». Cette condition est substantielle, car, elle permet de préciser la qualité du demandeur – de sorte que seules les parties directement concernées par la créance, ainsi que toute personne ou entité ayant un intérêt direct dans une affaire maritime peuvent être habilitées à introduire une demande de saisie conservatoire de navire. Cela inclut les propriétaires de navires, les affréteurs, les assureurs, les membres d’équipage, les passagers, les fournisseurs, et d’autres parties ayant une créance ou un intérêt juridique lié aux activités maritimes.

2.  L’organe compétent 


     En Côte d’Ivoire, c’est le tribunal de commerce d’Abidjan qui est compétent [20] pour ordonner la saisie conservatoire de navires. Le créancier doit introduire une requête auprès du président du tribunal de commerce, expliquant les motifs de la saisie et fournissant les preuves nécessaires.

    Ainsi, une fois la décision de la saisie du navire est prononcée, le Commandant du Port (autorité administrative) ou une autorité portuaire équivalente, est chargé de faire exécuter l’ordonnance. Cette autorité est responsable de la gestion et de la sécurité du port, et elle possède le pouvoir d’intervenir pour garantir l’exécution des décisions judiciaires concernant les navires se trouvant dans sa juridiction. On s’interroge cependant sur les effets de la saisie conservatoire   une fois qu’elle est ordonnée par le juge et exécutée par l’autorité administrative ?


II. L’effet de la saisie conservatoire


A. L’effet à l’égard du propriétaire du navire


Ainsi qu’il ressort de l’article 246 par.2 du code maritime ivoirien : « la saisie conservatoire ne porte aucune atteinte aux droits du propriétaire sur le navire, objet de la saisie[21] ».  En revanche, produit des effets juridiques importants à l’égard du propriétaire du navire.

     Premièrement, la saisie peut conduire à l’immobilisation du navire. Une fois la saisie ordonnée, le navire est immobilisé et ne peut quitter le port sans autorisation judiciaire. Cette immobilisation vise à garantir la disponibilité du navire pour le recouvrement de la créance, et partant, empêche toute tentative de fuite.

     Dans une décision du 30 septembre 2023, le tribunal du commerce d’Abidjan a jugé que, « la saisie conservatoire a pour effet de bloquer les biens saisis, empêchant ainsi leur aliénation par le débiteur, mais elle ne transfère pas la propriété des biens au créancier[22]». Le Tribunal souligne, par ailleurs, que la mesure est avant tout préventive, et vise à sécuriser les créances sans pour autant porter atteinte aux droits de propriété[23]
     Deuxièmement, la saisie produit à l’égard du propriétaire ou l’exploitant du navire, une Obligation de régler la créance : ce dernier se trouve sous pression, pour régler la créance, afin de libérer le navire. Cette pression financière peut conduire assurément à des négociations entre les parties, ou à un règlement rapide de la dette.


B. L’effet à l’égard des tiers


     La saisie conservatoire de navire affecte également les tiers, notamment les autres créanciers et les potentiels acheteurs du navire, car à la suite de la saisie une publicité de la saisie est faite. À cet effet, l’article 361[24] du code maritime souligne que, la saisie est portée à la connaissance des tiers par le biais des registres publics, tels que les registres maritimes. Cette publicité a pour but d’informer tous les intéressés de l’état juridique du navire, ce qui peut dissuader les transactions commerciales ou l’acquisition du navire pendant la durée de la saisie.

      C’est dans le même ordre d’idées que dans une décision du 15 novembre 2023(déjà citée), le Tribunal de Commerce d’Abidjan[25] a indiqué que la saisie conservatoire doit être signalée aux tiers concernés pour leur opposabilité.

     Toutefois, la saisie conservatoire n’est pas absolue, elle peut prendre fin à tout moment. Dans ce cas, la mainlevée de la saisie est ordonnée si le débiteur apporte la preuve de l’absence de risque de dissipation des biens, ou s’il apporte des garanties suffisantes. Cette dernière considération permet ainsi de garantir la transparence et l’équité dans la procédure.

    In fine, une priorité des créances est de mise : La saisie confère une priorité au créancier saisissant par rapport aux autres créanciers. Cela signifie que, en cas de vente du navire, le créancier ayant initié la saisie sera payé en priorité sur le produit de la vente, après déduction des frais de procédure et autres charges légales.

Conclusion

    La saisie conservatoire de navire est un outil juridique puissant pour les créanciers maritimes souhaitant garantir le recouvrement de leurs créances. Devant le tribunal de commerce d’Abidjan, cette procédure est strictement encadrée pour assurer un équilibre entre les droits des créanciers et la protection des propriétaires de navires. Une bonne compréhension de ces mécanismes est essentielle pour les praticiens du droit maritime et commercial en Côte d’Ivoire, afin de naviguer efficacement dans un domaine aussi complexe que les contentieux maritimes.


Les notes

[1] Le Tribunal est compétent pour traiter des litiges suivants : « a- Les contestations relatives aux engagements et transactions entre commerçants au sens de l’Acte Uniforme sur le droit commercial général. b- Les contestations entre associés d’une société commerciale ou d’un groupement d’intérêt économique. 3- les procédures collectives d’apurement du passif. 4 – les contestations et oppositions relatives aux décisions prises par le Tribunal de Commerce. 5- les contestations entre toutes personnes, relatives aux actes de commerce au sens de l’Acte Uniforme relatif au Droit Commercial Général (NB : dans les actes mixtes, la partie non commerçante demanderesse peut saisir les tribunaux de première instance). 6- Les contestations relatives aux actes de commerce accomplis par les commerçants à l’occasion de leur commerce et l’ensemble de leurs contestations commerciales comportant même un objet civil. 7 – Les litiges attribués par les lois spéciales aux tribunaux de commerce ». Pour  plus de précision , voir le site officiel  du Tribunal  de commerce  d’Abidjan, Attribution : https://tribunalcommerceabidjan.ci/mission,

[2] Guillaume PAYAN, « Saisie conservatoire de navire : notion de créance alléguée de nature maritime », Dalloz, 3 octobre 2023, p.1.   

[3] Voir, le code maritime ivoirien, LOIDICI : https://loidici.biz/2020/01/19/le-code-maritime/lois-article-par-article/codes/16220/naty/

[4] Voir l’article 247 paragraphe 5 du code maritime ivoirien.

[5] Ibid.

[6] Ibid., Article 211.

[7] Article 355 code maritime ivoirien, énumération de créances considérées comme maritime.

[8] Voir le code maritime ivoirien, Op.cit.

[9] R.Desmarest ,les garanties des créances maritimes : books.openedition.org

[10] Voir Tribunal de commerce d’Abidjan, Décision rendue en l’affaire Comagui SA c. Navire « Atlantic Trader ’, Bulletins officiels des décisions de Justice, 2018.

[11] Article 356 du code maritime ivoirien ; fournir des preuves irréfutables de l’existence de la créance.

[12] Archives des décisions du tribunal de commerce d’Abidjan 2019 , le tribunal avant de statuer a exigé la production de preuve solide avant d’ordonner la saisie du navire.soulignant de manière significative au passage l’importance de la validité de l créance .

[13] G. Ripert, Précis de droit maritime, Dalloz, 1956, p.

[14] Ibid.

[15] Le code maritime ivoirien.

[16]  Voir TCA, Décision rendue en l’Affaire, Société de Navigation Ouest Africaine (SONOA)[16] c. Navire « Delta Queen en 2020.

[17]  Ibid.

[18] Tribunal du commerce d’Abidjan 5 avril 2023.

[19] Article 358 du code maritime ivoirien, mention des conditions pour avoir la qualité de demandeur.

[20] Voir : Articles 250, 251 et 359 du code maritime ivoirien, Compétence du Tribunal d’Abidjan pour connaître divers contentieux maritimes.

[21] Voir : Journal officiel de la République de Côte d’Ivoire, p.148.

[22] Voir Tribunal de commerce d’Abidjan (décision du 30 septembre 2023).

[23] Ibid.    Dans une autre décision du 15 novembre 2023, le Tribunal a indiqué la saisie conservatoire a pour effet de bloquer les biens saisis, mais ne confère pas la propriété du bien au créancier.

[24] Article 361 du code maritime ivoirien, la saisie est portée à la connaissance des tiers par le biais des registres publics.

[25] Tribunal du commerce d’Abidjan 15 novembre 2023, la saisie doit être signalée aux tiers concernés pour leur opposabilité.

Bibliographie

  • Ouvrages et articles
  • G. Ripert., Droit maritime, Essier & Sarrou et Associés, 4ème édition.
  •  Guillaume PAYAN., « Saisie conservatoire de navire : notion de créance alléguée de nature maritime », Dalloz, 3 octobre 2023, p.1.  
  • J.Huet, « Etudes sur les mesures  provisoires et conservatoires », Labaselextenso, p.1.
  • R.Desmarest, « Les garanties des créances maritimes », Presse universitaire d’Ai-Marseille, p.345-383.
  • Redolphe BIGOT, « Limite de responsabilité du propriétaire d’un navire de plaisance : consécration du cumul des plafonds », Dalloz, Actualité, Edition du 3 juillet 2024, p.1.
  • Vincent BILLE., « Regard critique sur le nouveau code maritime ivoirien », Neptunus.e.revue, vol. 24, 2018/3, p.6.
  • Jurisprudences
  • Tribunal de commerce d’Abidjan (TCA), Décision rendue en l’affaire Comagui SA c. Navire « Atlantic Trader ’, Bulletins officiels des décisions de Justice, 2018.
  • TCA, (Décision rendue en l’Affaire, Société de Navigation Ouest Africaine (SONOA) c. Navire « Delta Queen’’ en 2020).
  • TCA, (Décision du 5 avril 2023). 
  • TCA, (décision du 30 septembre 2023).
  • TCA, (Décision du 15 novembre 2023). 
  • Conventions internationales et loi nationales
  •  La convention des Nations Unies sur le droit de la mer ;
  • La Convention internationale du 10 octobre 1957 sur la limitation de la responsabilité des propriétaires de navires de mer ;
  • La convention de Bruxelles du 25 août 1924 ;
  • La loi n°2017-442 du 30 juin 2017 portant Code maritime qui abroge, en ses dispositions finales, la loi n°61-349 du 9 novembre 1961 portant institution d’un Code de la marine marchande.

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